jeudi 5 septembre 2019

POLYGONE RIVIERA : l'art hors de son "bocal" ?

POLYGONE RIVIERA ou les relations décomplexées de l'art et du commerce


Si jamais vous allez faire vos courses au centre Polygone Riviera de Cagnes, surtout, levez les yeux : au cours de vos déambulations, vous trouverez des sculptures, une fontaine signée Tim Noble et Sue Webster (figures majeures de la jeune création britannique), un plafond de verre coloré de Buren, ou bien encore un mur-relief de métaux de César, habillant discrètement une des entrées du centre commercial.

Daniel BUREN :
"Inexorablement, les couleurs glissent, travail in situ, Cagnes-sur-Mer - 2015


Sacha SOSNO : "le guetteur" (1985-2015)

La direction du complexe a voulu, dès l'ouverture en 2015, acquérir et commander des œuvres qui seraient installées in-situ, en avec les espaces bâtis, les jardins et le mobilier extérieur : douze œuvres ont donc peu à peu pris place au sein de ces 70000m2 de commerces ; la première (et la plus spectaculaire sans doute) est la tête (oblitérée) du "Guetteur" de Sacha SOSNO : la sculpture est habitée et abrite les bureaux du complexe, ainsi qu'un restaurant de 400 m2. 



Un des projets de SOSNO, la fameuse "tête au carré" remplissait déjà une telle fonction, marquant l'entrée de la bibliothèque municipale de Nice.



 Le pari osé des investisseurs du Polygone est là : affirmer qu'il n'y a pas de place unique pour l'art, mettre l'art en situation, au cœur de la vie (un des principes cher aux acteurs de l'Ecole de Nice...), et créer une caisse de résonance des lieux et activités artistiques locales, dans un lieu inhabituel mais public. Jérôme SANS, ancien co-fondateur du musée du Palais de Tokyo, est le directeur artistique à l'origine du projet : « Polygone Riviera ne se veut ni un centre d'art, ni un musée, ni une galerie. C'est plutôt une caisse de résonance de l'histoire culturelle de la région et de ses acteurs, avec comme ambition de rendre l'art accessible au plus grand nombre ».

Une volonté que Jérôme SANS a concrétisé avec le prêt de sculptures de Joan MIRO par la fondation Maeght toute proche, lors de l'exposition inaugurale en 2015 : les volumétries massives et simples des figures de MIRO s'accordent avec le lieu choisi, un bassin avec fontaine. La même intégration formelle, dans un paysage certes naturel, est recherchée dans les jardins de la fondation. 






Si le parti-pris est pertinent, il pose néanmoins question : quelle est l'attention du public aux productions, quelquefois très visibles, quelquefois plus discrètes au sein d'un "empire des signes" et logos qui prolifèrent ? L'écrin du centre donne un sens accru à certaines pratiques artistiques, qui font de la mise en situation l'essentiel de leur démarche. C'est le cas par exemple des objets géants de Lilian BOURGEAT, exposés l'année passée : la confrontation du mobilier du site et des reproductions hors-échelle par l'artiste crée un sentiment d'ironie, un miroir déformant tendu au consommateur : pour autant, la référence à Marcel Duchamp (notamment le "ready-made"), propre aux productions antérieures de Bourgeat (l'intervention rurale "Métonymie" par exemple), s'efface ici au profit d'une sorte de clin-d'œil aux objets géants d'Oldenburg.

Exposition Lilian BOURGAT "Des-mesures" (rentrée 2018)

Lilian BOURGEAT : intervention "Métonymie" (2015) à Beauvais

La verrière colorée de Buren, est-elle suffisamment "spectaculaire" pour le public non averti, ou passe-t-elle pour une simple fantaisie décorative des architectes ?



Il est vrai que si la démarche est vertueuse, elle n'est sans doute perceptible qu'en partie ; mais c'est sans doute le cas de toute exposition intra-muros, dans des structures muséales identifiées, où seul le désir individuel amène le public à l'œuvre.

Dans les décennies passées, d'autres rencontres entre centre commercial et productions artistiques se sont concrétisées, toujours en créant la polémique auprès du public.

James WINES (architecte, groupe SITE) : magasin BEST, USA, 1977

 A la fin des années 70, le groupe de plasticiens et architectes S.I.T.E. (Sculpture In The Environment) déploie un argumentaire contestataire dans nombre de revues d'urbanisme, de colloques : le modèle architectural moderniste a vécu, créé de la laideur et de l'uniformité, il faut le "démolir", notamment par l'intrusion de sculptures/environnements, au sein de lieux emblématiques : ce sera tout d'abord la chaine de supermarchés BEST, qui commande 4 "habillages" singuliers à James WINES, architecte leader du groupe S.I.T.E. : l'heure est à la critique du modèle consumériste (déjà !) et à une forme de doute productif sur la fragilité de ces architectures commerciales : WINES semble en accélérer l'effritement et l'effondrement...

James WINES (architecte, groupe SITE): "indeterminate facade showroom", 1977




Une vision teintée de pessimisme qu'il réitère avec son "Highway 86", autoroute de béton ondulante et disloquée, sur laquelle s"agglutinent des véhicules sous forme d'embouteillage. La sculpture environnementale est créée à l'occasion de l'exposition universelle de Vancouver.

James WINES (groupe SITE) : "Highway 86", exposition Vancouver.

 Comme pour le centre Polygone, la démesure du lieu suscite les interventions monumentales, qui s'affirment autant comme sculptures que comme éléments : la grande différence est qu'il s'agit pour SITE et James WINES d'un travail sur la forme du bâtiment, dessiné avant, alors qu'à Cagnes, les pièces sont pensées et installées ensuite sur l'architecture existante.
 
Coopérative des Malassis, centre commercial Grand Place (Echirolles (1975-77, détruit en 2000)

Entre la fin des années 60 et les années 70, nombre de projets d'art public ont vu le jour en France, sous la firme de peintures murales (métro, 1% artistique de établissements publics...) ou de sculptures. La démarche du groupe contestataire (lui aussi !!) des Malassis est connue du public, depuis qu'ils ont décroché leurs tableaux sulfureux de l'exposition 60-72, refusant une "récupération étatique" de leur travail.  Quand ils acceptent la commande publique pour le centre commercial  Grand Place Carrefour d'Echirolles, ils évoluent dans un cadre semi public : en effet, ce centre est intégré à un maillage de services publics, cabinet médicaux, qui permettent une certaine liberté de propos...heureusement, car le propos de ce groupe de peintres (Latil, Fleury, Cueco, Tisserand, Zeimert) sera incisif  : "11 variations sur le Radeau de la Méduse ou les dérives de la société de consommation", un ensemble de peintures murales monumentales, qui est loin de faire l'unanimité, y compris chez les responsables de l'hypermarché, pourtant avertis...




"Les vacances"


"Le lit conjugal"




Aujourd'hui, il ne reste plus que les photos et les souvenirs de cette intervention très en avance sur notre époque : hyperpollution, tourisme ravageur qui ignire la misère aux alentours, consommation effrénée,...Un grand groupe d'immobilier a racheté et privatisé l'ensemble du site.
L'ancien emplacement des peintures des Malassis : un plaquage gris et froid à la place...

Autres temps (utopiques !), autres mœurs ! Une preuve si besoin en était que la rencontre entre l'hydre commerciale aveugle et le monde de l'art n'est pas toujours aussi consensuelle qu'à Polygone Riviera, et son issue peut être incertaine.