jeudi 13 février 2020

Auguste RODIN inventeur de l'assemblage ?

Auguste RODIN, avant Picasso...

"Enfant d'Ugolin et adolescent désespéré autour d'un vase" (1900), pistes pour une analyse d'œuvre

 

Auguste RODIN (1840-1917) : "Enfant d'Ugolin et adolescent désespéré autour d'un vase", plâtre de scellement, vase en argile, deux figures en plâtre, H. 45,8 cm ; L. 46,6 cm ; P. 27 ,5 cm, Musée Rodin, Paris.

    Alors que l’Europe entière s’empresse de venir admirer les fééries du Palais de la Fée Electricité, et que les autres fastes de la grande Exposition Universelle de Paris s’étalent à Paris sur plusieurs hectares, le sculpteur Auguste RODIN attire lui aussi les foules ; à 60 ans, il s’est installé rue de l’Alma, dans un pavillon d’exposition privé où il a véritablement scénographié ses sculptures, ainsi que beaucoup de dessins et photographies : juchées sur des piédestal, des gaines à rinceaux, des colonnes, des figures isolées, des fragments de corps moulés sont présentés au public avec une grande liberté. 



 Rodin est à cette époque mondialement connu, et malgré les échecs relatifs de ses grandes commandes publiques, il peut compter sur des revenus confortables : en effet, grâce à ses ateliers et à des fondeurs de talent, les copies et multiples agrandissements du « penseur », du "baiser", entres autres, assurent son quotidien.


    Il peut ainsi se consacrer à son activité désormais favorite, le modelage : il manipule la terre, la pâte à modeler, le plâtre, et dispose d’un nombre considérable de « copies », moulages entiers ou fragments de ses propres sculptures, qui constituent les points de départ d’expérimentations plastiques, telle que celle qui nous est donnée à analyser.
    Cette sculpture de taille moyenne s’impose déjà comme une énigme quant à son sujet : elle se présente comme l’assemblage de deux figures en plâtre moulé et d’un véritable vase antique, ce dernier en très mauvais état. Qui sont ces deux personnages ? L’« enfant d’Ugolin » est l’un des trois malheureux qui furent dévorés par leur père, Ugolino della Gherardesca, tyran du XIVè siècle emprisonné et affamé : le poète Dante Alighieri évoque le châtiment (folie puis damnation) réservé à ce sinistre individu dans l’ « Enfer » de sa Divine comédie : Rodin en fait un groupe de 4 personnages sculptés, initialement intégré à sa « porte de l’enfer » (1880-1917), puis l’extrait de cette dernière pour arriver à une sculpture autonome (« Ugolin et ses enfants »), en 1884.



    L’ « adolescent désespéré » est à la fois une sorte de double de Paolo Malatesta (amant malheureux de Francesca da Rimini), présent aussi dans la « porte de l’enfer », et une incarnation du mal être lié à cet âge, dont Baudelaire s’est souvent fait l’écho. En accord avec une esthétique symboliste de l’indéterminé, les figures elles-mêmes ont des identités multiples. De la même manière, le titre de cet ensemble sculpté associe clairement figures et objet, sans accorder plus d’importance à l’une des deux parties. Cet assemblage singulier témoigne aussi de l’éclectisme des sources d’inspiration de Rodin, qui puise ici à la fois dans le répertoire de la Renaissance et dans celui de l’Antiquité.
    La référence à l’Antique et à l’histoire même de la sculpture transpire dans les marques matérielles du travail mené par Rodin : en effet, les deux figures ont été grossièrement scellées au vase, dans une position verticale, les associant ainsi à deux anses anthropomorphes. Des traces de doigt, de spatules sont visibles au niveau des « soudures » de plâtre, ainsi qu’à l’intérieur du vase : ce dernier, en très mauvais état, a été recollé de l’intérieur par une masse de plâtre frais, et fixé aussi par une structure en fil de fer, telle que celles créées par les archéologues pour recréer les volumes d’objet trop mutilés par le temps. Ces mutilations, propres à des objets issus du passé, Rodin les met ici en valeur via le vase et y associe d’autres mutilations ou fragmentations volontaires : ses deux figures sont en effet privées de bras et de jambes, comme s’il s’agissait d’antiques que l’indélicatesse de conquérants brutaux auraient tronqués. Or, on sait que Rodin avait pour habitude de travailler à partir de copies moulées de ses propres sculptures, voire de fragments de ces mêmes œuvres (les « abattis », le torse abîmé du « Saint-Jean Baptiste »…) : il a donc probablement supprimé lui-même les extrémités de ses deux personnages, afin de mieux incarner le désespoir et l’abandon.
    La matérialité s’exprime également sur les corps décharnés des deux figures, dont on perçoit nettement qu’elles ont été créées selon la technique du marcottage : en effet, on perçoit des traces très visibles de sutures en plâtre sur les flancs et le dos des deux adolescents, révélant la construction par morceaux des figures en ronde-bosse : comme si Rodin avait voulu créer une mise en abîme de la fragmentation (le vase brisé, les figures en morceaux, elles-mêmes « morceaux » de groupes plus importants).


    De cette esthétique très singulière de l’assemblage, du fragment, Rodin tire des potentiels expressifs très forts : le vase devient socle et support d’un objet hybride, et semble servir de soutien bien fragile à deux corps eux-mêmes très frêles. Des corps (et des âmes) brisés, prêts à s’effondrer, juchés sur une poterie très abimée, en équilibre précaire, Rodin est ici dans une forme de redondance assumée. Le « montage » des différentes pièces de la sculpture, dont le maitre de Meudon a accentué la fragilité apparente, renvoie en premier lieu aux témoignages du passé, menacés d’oubli, de destruction et de disparition ; c’est ici le Rodin collectionneur et archéologue amateur qui transparait ; d’autre part, c’est à travers les corps efflanqués de deux figures tragiques que cette sculpture acquiert paradoxalement un côté décoratif et presque amusant : les poignées anthropomorphes s’apparentent en effet à des éléments végétaux, sortes d’excroissances incomplètes, et donnent une connotation presque onirique à l’assemblage. Cette association volontaire d’éléments hétérogènes est un parti-pris que Rodin a expérimenté à plusieurs reprises,  selon ce même principe d’association entre objet réel et figures sculptées (la brique comme socle et le récipient contenant deux figures dans « fleurs dans un vase », le vase renversé « déversant » un corps de Faunesse). 


    On peut donc situer cette œuvre au confluent de préoccupations très modernes de Rodin : l’expérimentation comme processus même de production, le renouvellement et le dépassement de la notion de sujet (cette sculpture est-elle un essai inachevé pour une épreuve « définitive » en marbre ? un objet décoratif ?), et un travail libéré de toute forme de carcan : la voie est maintenant ouverte aux assemblages de Picasso, aux configurations interchangeables des sculptures de Brancusi, et à des pratiques ludiques et inventives de la sculpture durant tout le XXème siècle.