Programme et hasard dans les dessins "assistés" de Véra MOLNAR et Sol LEWITT : aux origines...
A la fin des années 50 naissent deux mouvements artistiques très marquants, qui ont posé des questionnements essentiels (et toujours d'actualité) sur le statut de l'artiste et sur le renouvellement des outils pour faire œuvre.
L'art conceptuel, plutôt qu'un mouvement, est un ensemble de productions et projets artistiques issues essentiellement des USA et d'Angleterre, en lien avec une revue, "Art and language" (dès le milieu des années 60) dirigée par l'artiste Lawrence Weiner. Influencés par la vision Duchampienne intellectuelle de l'art, qui pourrait n'être qu'idée et quasi immatériel ("Air de Paris" en 1916), ces artistes vont avant tout s'opposer au lyrisme débordant de l'expressionnisme abstrait qui domine alors sur la scène des arts plastiques.
Il concerne plutôt des artistes qui ont pour première exigence d'analyser ce qui permet à l’art d’être art, en dehors de toutes les "concessions" stylistiques, historiques (ce que le peintre new-yorkais Ad Reinhardt appelle "art as art as art" et récapitule dans ses "12 règles pour un nouvelle académie" en 1953 : "pas de texture, pas de travail du pinceau, pas de forme, pas d'esthétique,..." Un programme de conception de l'œuvre par la négative, qui ont abouti aux fameuses "ultimate paintings" (1955-62), tableau d'une épuration formelle et d'un ascétisme extrême.
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Ad REINHARDT : dessins structurels de 6 des "Ultimate paintings" (1956 à 1959). |
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Ad REINHARDT : "Twelve rules for a new Academy" (1953). |
Le travail du musicien et plasticien John CAGE constitue un autre apport notable dans l'éclosion de l'art conceptuel et d'expérimentations artistiques basées à la fois sur un programme (texte) et l'intervention du hasard ; dans nombre de ses "pièces" musicales, CAGE produit des dessins aléatoires en guise de partitions, qui seront ensuite associés à une série d'instructions à destination de l'exécutant (on retrouvera cette idée des instructions pou faire l'œuvre dès le premier "Wall drawing" de LeWitt en 1969) ; dans "Fontana mix" (1958), des instructions permettent à l'"exécutant" d'associer de manière aléatoire 3 calques dessinés et superposés (qui tiennent lieu de partitions) , à des bandes musicales préenregistrées : les distances obtenues entre les différents points obtenus seront interprétées en termes de longueur, intensité, couleur sonore, à partir de la "banque de données" de sons disponibles au début. Il y a chez CAGE une rencontre permanente du hasard ("chance" en anglais) et d'aspects programmatiques, qui contribuent à faire de l'œuvre quelque chose d'ouvert, renouvelable sans cesse, et où dessiner c'est matérialiser une idée (la ligne ondulante est "interprétée" comme des glissandis de cuivres, des roulements de tambour aux intensités variables,...etc)
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John CAGE (1900-1980) : "Fontana Mix" (1958), 3 calques superposés, le dernier (règle) permet de relier autant de points à l'extérieur de la grille que ceux présents dans la grille ; les dessins de lignes aléatoires sont interprétés comme des séquences de sons (intensité, couleur, texture) |
Chez Sol LEWITT, le concept est dessin, projet, plutôt que réalisation : sous l'influence première de Reinhardt et des constructivistes russes (Tatline, Rodtchneko), il commence par créer des mises en scène épurées, qui permettent au spectateur de saisir la dimension structurelle et programmatique de l’art, comme « cosa mentale » (Léonard de Vinci) et processus : ainsi, ses premières sculptures, les « Open structures » (années 65 à 69) se présentent comme des esquisses tridimensionnelles d’occupation d’un espace d’exposition : réalisé d'après des dessins préparatoires, l’objet abstrait (empilement régulier de cubes blancs) se confond avec l’idée de sculpture : il en est l’épure, le principe matérialisé par une grille régulière. La trame cubique est un dessin jeté dans l'espace tridimensionnel et il incarne des "virtualités" plutôt qu'un unique solution. Dans une des premières séries d'"open structures", intitulée "Serial project n°1 (A+B+C+D)" (1966), Lewitt dessine 4 modules et interpolations de ces modules, puis en propose différentes modalités d'apparition et d'exposition.
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Sol LEWITT : "Serial project n°1 (A+B+C+D)"(1966) |
Chez Lewitt, on retrouve cet intérêt pour le jeu de combinaisons (simples puis infinies) dans ses dessins muraux : dans les "certificates" (preuve de vente signée de la main de l'auteur), les indications pour la réalisation sont à la fois fermées (mesures strictes et non modulables) et ouvertes ("des lignes ondulantes"), ce qui laisse aux opérateurs une marge d'interprétation.
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Sol LEWITT : "Wall drawing #146", instructions traduites. |
Sensiblement à la même époque, l'art des Algoristes (USA, Allemagne) nait d'une rencontre entre la recherche mathématique pure, les débuts de l'informatique, et un intérêt manifesté par certains artistes pour l'art dit "Concret" (mouvement issu à la fois de l'abstraction et du Bauhaus) ; est considéré comme concret toute forme plastique qui se réduit à sa présentation et ne nécessite pas d'interprétation : les formes géométriques, épurées, celles qui expriment un principe (superposition, imbrication, répétition...etc) peuvent être l'œuvre.
Aux USA, un ex-enseignant de l'école d'art du Bauhaus (fermé par les nazis en 1933), continue de développer des séries de carrés mis en abyme : la série "hommage to the square" (dès 1940 jusqu'au années 60) est un ensemble sériel de tableaux utilisant un dessin(structure) toujours identique, alors que les textures, la luminosité, la transparence et les couleurs sont, elles, très variées.
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Josef ALBERS : série "Hommage to the square", années 40 à 60 ; peintures à l'huile sur toile. |
De la même manière que Lewitt collectionnera des centaines de photographies par types de formes (cercles, carrés, grilles...), publiées en suite sous forme de livres, les Algoristes développent des programmes graphiques associant des formes basiques à des tâches d'impression : les travaux de Frieder NAKE sont ainsi basés sur des programmes ayant intégré des données basiques (quelques couleurs, des formes) et des fonctions d'association "aléatoire" (random) de ces données. Une fois le programme lancé, il exécute l'image au moyen d'un traceur (ancêtre des imprimantes). Le programme est différent à chaque impression et peut inclure différents passages et superpositions d'encres (on voit ci-dessous que les encres ont "bavé " à plusieurs endroits" ce qui redonne un côté pictural à ce travail exécuté par une machine !)
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Frieder NAKE : "matrix multiplication" (1967), encres de couleur sur papier pour traceur. |
Chez Manfred MOHR (Allemagne), la réalisation du dessin est tributaire d'outils technologiques (traceurs, imprimantes, puis écrans vidéo), et de systèmes mathématiques (suite de Fibonacci par exemple) : selon les données fournies au programme informatique (mesures, formes, couleurs) et les instructions correspondant à un algorithme, des séries de dessins sont produits, correspondant aux possibilités (finies ou infinies) de combinaisons de formes basiques. Partant d'un cube représenté en isométrie, le programme algorithmique va en exécuter le déploiement dans l'espace en "éclatant" le cube, selon des angulations des arêtes chaque fois différentes. Obsessionnel et certes un peu répétitif, cet art expérimental correspond aux prémisses de l'informatique et à une découverte fascinante de ses possibilités illimitées.
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Manfred MOHR : "P 197K" (1977) acrylique sur toile, d'après les impression sur papier, rotations indépendantes de 2 fraction de cubes dans l'espace. |
Chez Véra MOLNAR, les premiers travaux d'impression de dessin avec traceur sont réalisés au début des années 70 : on y retrouve la forme emblématique du carré, imprimé de manière sérielle, sur des formats le plus souvent carrés : le programme informatique basique, mis au point par son mari mathématicien, est le langage Fortran, permettant d'écrire en langage codé de petits programmes dont l'exécution est graphique ; c'est lors de l'écriture de ces programmes que Véra Molnar introduit son fameux "1% de désordre", au sein d'une grille par trop monotone et systématique. La série de dessins intitulés "(Dés)ordres" (dès 1972) illustrent cette double dimension : la feuille se présente comme une grille de cases toutes identiques par leur dimension, mais différentes par leur structure interne (carrés en abyme, se décalant de 1 degré supplémentaire à chaque nouveau carré, et de combinaisons chromatiques différentes pour chaque case).
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Ver MOLNAR : "(Dés)ordres" (1974), dessin au traceur, 60X60cm. |
Le programme de dessin est aussi associé à des "re-lectures" de l'histoire de l'art : ainsi les séries d'hommage à Piet Mondrian, Cézanne, Dürer, ou Paul Klee sont des appropriations de "modules" ou fragments graphiques extrait des œuvres originales ; traduits en éléments basiques (traits de longueur, épaisseur, différentes), ils sont ensuite combinés de manière algorithmique par les programmes Fortran "écrits" par Molnar.
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Vera MOLNAR : "Mondrian dérangé" (1974), d'après "jetée et océan", impression avec traceur. |
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Piet MONDRIAN : "Jetée et océan" (1914), huile sur toile. |