1 Les représentations du temps art : aspects symboliques et matériaux.
Si les arts plastiques semblent à priori des expressions liées à l’espace, la musique, le théâtre, la poésie semblent en lien plus direct avec le temps ; néanmoins, la temporalité est une donnée fondamentale de chaque œuvre d’art, dans sa conception, dans sa matérialité, et aussi dans son mode de présentation, qui peut impliquer une temporalité vécue par le spectateur.
Le temps est une donnée poétique essentielle, tant dans la gestion du temps de la création de l'œuvre, que dans sa réception par le spectateur.
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Salvador DALI : "Montre molle au moment de la première explosion, 1954, 19.1 cm x 14.0 cm, |
Il s’agit d’œuvres qui incarnent ou symbolisent un temps infini, au delà des apparences terrestres : il s’agit très souvent d’art à fonction ou connotation religieuse, empreint de solennité ; l’emploi de matériaux ou techniques réputées durables, solides, inaltérables, renforce ce sentiment de d’infini (marbre, calcaire, granit, ivoire). Certaines formes simples et massives évoquent la permanence, le calme.
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Parure pectorale avec l'œil d'Osiris et la scarabée Khépri, symbole d'éternité, -1600 av.JC, or, argent, pierre dure et pâte de verre. |
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Sarcophage en bois recouvert de plusieurs couches d'enduit et d'or pur |
Les icônes byzantines (dès le VIè siècle ap JC) sont des incarnations matérielles (support en bois très dur, traité en surface avec des enduits et de la feuille d’or) et symboliques d’un temps infini : celui de la miséricorde de Dieu, de Marie (vierge à l’enfant) : poses hiératiques, identiques d’une icône à l’autre.
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Icône représentant un Christ Pantocrator (littéralement en pleine puissance), peinture à l'encaustique et or sur bois |
le temps fugace : saisir l’instant
Avec le changement du rapport au religieux et la remise en question de l’éternité de Dieu, le temps mesuré (Renaissance) devient temporalité brève : le XIXIè siècle fait émerger en art cette notion, qui accompagne les débuts de la mode, et les découvertes de la photographie et du cinéma.
-les temps fugitifs de l’Impressionnisme : libérés des contraintes de l'atelier académique qu'ils ont fui, Monet, Sisley, Pissarro, Renoir, Degas captent le moment, l’évènement ponctuel et spectaculaire, à l’instar de Zola ou d’autres auteurs qui mettent en avant la brièveté qui accompagne la « modernité » naissante (Baudelaire).
L’évolution des techniques et outils (tubes de peinture en zinc) permet une nouvelle mobilité, et un travail de captation du temps qui peut être mené partout (rue, voie de chemin de fer), et par tous les temps (Monet qui immortalise la Seine gelée et la débâcle qui s’ensuit, Vincent Van Gogh qui peint sous la pluie, la nuit avec son chapeau à bougies). Edgar Degas capte les temps de la vie quotidienne, avec l’habileté d’un metteur scène : ses cadrages très dynamiques font apparaitre des fragments de corps en déplacement, entre 2 espaces (rue/intérieur, chevaux et cavaliers entre 2 courses) et deux moments (repasseuses, danseuses, prostituées au bar entre deux clients).
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Edgar DEGAS : "Au champ de courses", huile sur toile, 1885. |
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Edgar DEGAS : "Champ de courses" (1865), huile sur toile. |
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Edgar DEGAS : étude de chevaux, dessin à la pierre noire, 1886. |
A la fin de sa carrière, Degas est devenu un habitué des couloirs et coulisses de l'opéra de Paris ; derrière la scène, il saisit les postures des "petits rats" qui ajustent leurs corsages, esquissent un pas, se recoiffent...pastel, pierre noire, gouache, des techniques rapides, puis des études plus poussées de retour à l'atelier ; pas trop poussées non plus, de façon à ne pas perdre la grâce de l'instant, son incomplétude essentielle. Maniaque, perfectionniste, Degas sculpte aussi ses danseuses, afin d'"assurer" par la suite son geste de dessinateur, par une connaissance des jeu d'équilibres corporels.
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Edgar DEGAS : "petite danseuse", bronze et tissu, 1881. |
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Edgar DEGAS : "danseuses en bleu", huile et pastel sur toile, 1897 |
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Edgar DEGAS : "danseuse regardant le sol", bronze, 1881 |
-la photographie : il est difficile techniquement de parler d’instantané avant l’invention dans les années 20 de l’appareil photographique (Kodak) permettant de saisir un cliché en moins d’une seconde. Alors que la première histoire de la photo est souvent marquée par la reproduction de formes picturales connues (paysage, nature morte), la photographie instantanée cite le moment, la rencontre de trajectoires, anticipée par un œil aux aguets.
Henri CARTIER-BRESSON, un des fondateurs de la célébrissime agence de photo-journalisme Magnum, pratique l'art de l'"archer Zen" : viser une cible, à "l'instant décisif", quand une géométrie s'est mise en place dans le cadre, telle est sa pratique ; pas de recadrage, pas de retouche à postériori : un mouvement, un temps suspendu, au confluent de formes qui se répondent.
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Henri CARTIER-BRESSON : "Hyères, 1935", tirage argentique. |
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Henri CARTIER-BRESSON : "derrière la Gare Saint Lazare", 1937. |
Robert CAPA, également photo-journaliste à l'agence Magnum, couvre le conflit de la guerre d'Espagne : il y prend le cliché "Mort d'un milicien, front de Cerro Muriano" (1936) : la photo est iconique. Elle symbolise la guerre d’Espagne. Pris le 5
septembre 1936, deux mois après le début de la guerre d'Espagne, le
cliché de Capa a été publié dans le magazine français Vu en septembre 1936 puis en 1937 dans le célèbre Life.
le temps décomposé et fragmenté
Les inventions du cinéma, du dessin animé (fin XIXè/début XXè s.) incite les plasticiens à s’emparer du temps comme flux, qu’ils découpent en segments d’images. La narration d’une ou plusieurs histoires est liée à cette décomposition, où retours en arrière, superposition de différents temps (réel /fictif, passé/présent) est un enjeu artistique majeur.
La vitesse (mise en scène par les futuristes italiens dès 1909), est aussi liée à une expression saccadée, rythmée, du temps.
A la fin du moyen-âge, les frères Limbourg (enlumineurs) réalisent « Les très riches heures du Duc de Berry »: il s'agit de la décomposition en 12 mois du temps annuel, associant des activités et une représentation des constellations à un mois de l’année. Outre la beauté et l'extraordinaire précision du dessin, ces images sont de précieux témoignages sur le temps historique et les pratiques paysannes.
A la fin du XIXè siècle, la chronophotographie permet de faire entre l'image photographique dans le domaine de l'image animée : depuis les expériences menées par le physicien Joseph Plateau sur la persistance rétinienne : il invente le Phénakistiscope en 1832 et en tire des règles qui serviront de base à l'invention du cinématographe : grâce à ce « joujou scientifique", une séquence de dessins, disposés sur un disque percé de fentes, recrée la sensation du mouvement.
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Le phénakistiscope de Joseph Plateau. |
Le fusil chronophotographique, mis au point par Etienne Jules MAREY, permet de viser une "cible" en mouvement, d'enregistrer sur un disque pourvu de surfaces photosensibles successives le mouvement de ladite "cible" (oiseau lâché, homme courant...) ; une fois développés, les clichés successifs sont sur le disque, qui s'anime au moyen de la gâchette : dans le viseur, on peut alors apercevoir le mouvement réel reconstitué. Magique !
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Chronophotographie d'Etienne Jules MAREY, 1878 (assemblage vidéo contemporain d'après les tirages d'époque) |
L'homologue américain de Marey, Edweard MUYBRIDGE, réalise une expérience mémorable en 1878 : au moyen de 24 appareils photographiques disposés le long d'une piste de course de chevaux, il réussit à prouver que les 4 pattes du cheval quittent le sol simultanément. Le prix offert par le millionnaire Leland Stanford lui permet de développer son invention, le zoopraxiscope (jouet optique dérivé du phénakistiscope), utilisant non des dessins mais des photos séquentielles. Pour son œuvre principale, "human" et "animal locomotion" (1887) immense recueil de chronophotographies, il utilise le fusil de Marey.
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Sallie Gardner at a Gallop (1878) La jument ne quitte le sol que dans les photographies 2, 3 et 4, au moment où ses postérieures se regroupent avec les antérieures. Dans les phases d'extension, un pied au moins est toujours au contact du sol. |
L'influence de la chronphotographie, puis du cinéma et de l'animation seront très importantes sur les pratiques des plasticiens du début du XXè siècle : la modernité a introduit le mouvement et la vitesse dans la rue, sur les routes.
Dans son « Nu descendant l’escalier » (1912) , Marcel DUCHAMP (1881-1968) se situe au confluent des expériences cubistes (Picasso) et futuristes (Italie, dès 1909), cette œuvre présente une gageure : figurer l’espace temps d’un personnage dévalant un escalier, sur un support fixe. Le corps semble fait de surfaces planes accolées, dont l’accumulation suggère plutôt le mannequin que le corps humain : en arrière-plan de la 2è version, les marches d’escalier sont plus petites et très éloignées du premier plan, comme s’il y avait plusieurs escaliers, à différent endroits, montés et descendus indifféremment. L’instabilité généralisée induit un temps spirale, dans lequel l’humain n’est qu’un accessoire : la référence aux différentes études de Muybridge et Marey présentant une descent d'escalier, est une référence essentielle pour Duchamp.L'artiste cherche à fixer ce qu'il semble à-priori impossible d'immobiliser", le temps, comme un flux informel, dont l'aspect déstructuré du pantin donne une idée. Il est important d'avoir à l'esprit que Duchamp ne tarder pas à abandonner la peinture peu d'années après cette toile, au profit d'objets artistiques radicaux (les "ready-made") ; en 1935, il réalise les "Roto-reliefs", sortes d'images obsédantes animées par des moteurs, et produisant sans cesse le même effet d'illusion optique.
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Marcel DUCHAMP : "nu descendant l'escalier", huile sur toile, 1912. |
La bande-dessinée, qui nait dès le début du XXè siècle, est aussi un art du découpage spatio-temporel : « Little Nemo », publié dès 1905 dans le tabloïd New York Herald, est créé par Winsor McKAY : les rêves agités du petit Nemo, qui s’échappe chaque nuit vers le Slumberland (pays du sommeil) : métamorphoses, déplacements, la structure de chaque page s’accorde au propos onirique du dessinateur, qui multiplie les métamorphoses, les effets d'échelles et les voyages au cœur de l'image ; le retour final au lit conclut chaque planche.
Dans « Traveling square district » (2011) le dessinateur Greg SHAW fait le pari d’un voyage spatio- temporel dans une seule image, par son découpage séquentiel et des cadrages plus ou moins serré sur des « zones dramatiques », où l'on découvre qu'un meurtre a été commandité, et qu'un attentat au musée doit avoir lieu. Un subtil jeu de mouvement dans l'image, où les temps se croisent (enquête policière, préparation attentat).
Greg SHAW rend ici un hommage évident à "Rear window" ("fenêtre sur cours"), tourné en 1954 par Alfred Hitchcock, dans le seul décor d'une cour d'immeuble : un photographe amateur, immobilisé par une jambe cassée, y est témoin d'un meurtre dans un des appartements en face. La caméra ne quittera pas cet espace clos : le time-lapse ci dessous recrée le décor à partir de séquences successives accélérées du film.
Jacques MONORY, peintre de la Figuration Narrative, développe des images qui évoquent le cinéma (affiches qui zooment sur des scènes d'action), les planches-contact de la photo. Poche du pop-art américain et de l'univers du film noir, cet artiste développe une peinture multi-temporelle, mêlant différents types d’images figuratives (cinéma policier, vie quotidienne) dans des compositions hybrides et déroutantes (immuabilité du paysage, décomposition en instantané des mouvements du tigre en cage) ; des cadrages dynamiques (personnages coupés) et les correspondances entre les différents cadres renforcent une sensation de narration « déstructurée ». Le tableau « Rêve de tigre n°4 », illustre bien cette superposition poétique des temps et espaces. Une dimension poétique qui peut prendre des accents dramatiques ou critiques.
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Jacques MONORY : "La voleuse" (1985), huile sur toile, 170X340cm. |
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